German Arce Ross. Paris, juin 2015.

À propos de « Le Fraternel et l’indivis » de Philippe Lévy, in : L’Enfant et la transmission culturelle, Collection Cahiers de l’Infantile, Harmattan, Paris, 2002, pp. 125-134.

Dans un colloque universitaire franco-brésilien sur le Fraternel, en octobre 2001, Philippe Lévy affirme :

« On voit bien à quel point le constat de la différence entre en contradiction avec l’exigence à laquelle le citoyen se trouve confronté d’avoir à adhérer à une morale qui relève dès lors de l’estime de soi.

« Si l’on intègre en effet la recommandation symbolique “Aime ton prochain comme toi-même” – dont le monothéisme nous a fait obligation – au sein de notre économie désirante, son retournement surmoïque en un “Aime-toi pour autant que ton prochain t’aime” ravale la fraternité à une “morale de l’ambiguïté” qui reste sous-jacente à la culture de nos démocraties dans la mesure où elles prétendent à se fonder sur les liens organiques et indissolubles qui uniraient chaque individu à l’entité qu’elles sont censées incarner.

« Si l’on pousse à la limite ce type de raisonnement, l’adhésion à un idéal surmoïque de fraternité pousse à la croyance utopique en une communauté strictement maternelle qui ne peut plus faire office que de pousse à la psychose.

« Nous pouvons, dès lors, faire le constat que la fraternité, en tant qu’elle prend son modèle sur le lien fraternel, a pour fonction primordiale de garantir l’adhésion des citoyens aux idéaux qui cimentent la communauté politique dès lors qu’elle prétend se parer contre la tentation communautariste qui n’est jamais loin de viser le comme un.

« Nous nous trouvons dès lors, ainsi que l’exprime German Arce Ross dans un texte, à ce jour encore inédit, face à la tentation “d’ériger en acte le Père de la mort en place de Père virtuel” en un appel inconscient à la tyrannie, dont le siècle passé a pu constater les effets, tout autant “dans la fraternité idéalisée du militantisme religieux” que “dans la fraternité fantasmatique du communisme”. »

Je remercie Philippe Lévy de rappeler ces questions touchant la tendance actuelle à fabriquer des communautés d’appartenance à travers l’illusion de fraternités identitaires. En effet, il faudrait dire également que, en ces temps d’hyper-consommation et d’uniformisation par l’individualisme, la fraternité fantasmatique (qui était auparavant plus présente dans la société communiste) pousse aujourd’hui, dans la société occidentale, vers la création d’une multitude de communautés imaginaires où prime un terrible surmoi identitaire.

Comme dans le « Je suis Charlie », l’important c’est d’être, par pure auto-proclamation individuelle mais dans un mouvement collectif auquel il est très difficile d’échapper. Au lieu de s’opposer à l’horreur du terrorisme par la critique ou par la raison argumentée, on « est », émotionnellement et d’emblée, identifié à la place de victime de l’Autre méchant. On « est » Charlie, de la même façon qu’on est mille et une choses selon les tendances identificatoires présentes dans ce moment de notre vie.

On « est » ça ou ça comme désormais on « est » une femme, même si on est né homme (ou l’inverse). Ou on se dit qu’on « est » féministe, ce qui devient un état plus évolué qu’être  “femme”. Ou on « est » gay et on sort de l’ombre (vers quelle lumière ?) et on fait de cela une étiquette identitaire qui vient presque se superposer au fait d’être homme ou femme. Ou on « est » trans-humain et on perd progressivement les liens intrinsèques et essentiels de l’humanité. Ou on « est » animaliste, si on est sensibilisé aux émotions d’un supposé être animal qu’il faut respecter et aimer parfois plus qu’un autre être humain. Ou on « est » droitdelhommiste et on a immédiatement la profonde satisfaction de nous sentir dans le juste, moralement au dessus des autres. Ou on « est » alter-mondialiste et on s’oppose aux réalités pour des utopies qui viendront. Et on vit entre-soi dans un autre monde.

Puis, de façon incongrue, les diagnostics psychiatriques deviennent également non seulement des traits d’identification d’abord mais, pire, aussi des traits d’identité ensuite. Car on ne souffre plus d’autisme ou de psychose maniaco-dépressive. Au lieu de cela, on « est » autiste, on « est » bipolaire, on « est » anorexique… et ainsi de suite, on colle à son diagnostic comme s’il s’agissait d’un trait d’identification ou, même, une nouvelle identité. Et on pense dur comme fer qu’être Charlie, féministe, gay, trans-humain, animaliste, droitdelhommiste, alter-mondialiste, autiste, bipolaire, anorexique, toxicomane ou encore autre chose… nous fait appartenir à une grande communauté du tous pareils et du tous frères. Et, en plus, on est fier d’être comme cela. On est fier de sa propre identité de jouissance (et de souffrance, évidemment), ce qui est le propre des états d’addiction en général avec ou sans drogue.

Faute d’aider les patients toxicomanes à s’en sortir, les médecins deviennent presque des serveurs dans des espaces sanitaires consacrés à la consommation de drogues. On passe de l’autorité du soignant dans sa relation d’aide aux patients à la prestation de services pour des clients identifiés à leur statut de consommateurs. Presque toutes les souffrances psychiatriques, les pathologies psychiques, sont devenues des façons d’être, des façons de consommer et des manières “normales” de jouir, et, de ce fait, les pathologies sont devenues des puissants traits d’identité. Et on peut évidemment cumuler un nombre impressionnant d’identités selon les préférences, les identifications, les mouvements collectifs et les moments personnels de notre vie. Dans cette immense fraternité fantasmatique qu’est devenue la société occidentale, la science médicale, le discours juridique et le pouvoir législatif deviennent des outils indispensables pour fabriquer, défendre et légitimer les caprices de l’être identitaire.

Nous consommons nos multiples identités imaginaires comme on peut consommer des produits ou des marchandises. On est ce qu’on dit qu’on est, mais il faut absolument être. Voire même, au moins, paraître. C’est une injonction sociétale implicite. Et comme on n’est pas grand chose si on n’est pas quelque chose qu’on dit être, on « est » alors aussi ce qu’on veut être si on est un minimum ambitieux ou imaginatif. Ainsi, on peut être aussi un personnage plus ou moins identifiable selon les percings, les tatouages ou les opérations esthétiques (parfois anti-esthétiques ou grotesques) par lesquels on modifie le corps d’origine, le rendant comme un produit ou comme une marchandise ambulante.

C’est la course de tous à être. Peu importe quoi, mais il faut être. Tous veulent être. Et pour cela, il faut casser les barrières, les limites du pensable, les totems et les tabous. Tout doit être “déconstruit”. On invente le mariage « pour tous ». On invente la famille sans père ni mère. On invente la famille-communauté, comme chez Aldous Huxley. On invente le corps loué, prostitution asexuelle de la maternité. Mais quand on est enfin quelque chose, on veut encore être autre chose. Car on peut appartenir à plusieurs communautés d’identité et enrichir ainsi l’être d’hologrammes, d’images, de purs semblants…, et cumuler ainsi des droits. Puisque le plus important c’est d’avoir des droits, plus que de devoirs ou plus que du désir. D’ailleurs, les droits réclamés partout, qui ne servent qu’à l’exercice continuel de la jouissance multiple de ces mêmes droits, se substituent au désir. Dans ce circuit fermé, dans ce cercle vicieux, à chaque image narcissique correspondent des nouveaux droits. Aujourd’hui, non seulement les enfants, mais même les animaux ont des droits ! Mais cela n’empêche pas aux enfants aussi bien qu’aux animaux de devenir des objets de possession, de jouissance, des objets-fétichisés de consommation pour ces mêmes gens qui leur accordent des droits. Car on fabrique un enfant comme on adopte un animal : comme une marchandise d’amour pour fuir la solitude galopante. Ou pour légitimer un adhérence identitaire.

Et si on est, on passe alors à appartenir inévitablement à un groupe d’identité imaginaire. Laquelle nouvelle identité s’impose férocement avec une moralité qui s’ignore elle-même. Et à laquelle le sujet adhère sans critique, comme s’il s’agissait d’une véritable conversion religieuse.

Cela ne suffit plus de naître. Maintenant, il faut être et proclamer cet être pour appartenir à une communauté de gens qui, en disant également l’être qu’ils sont en train de devenir sur le moment, passent ipso facto à avoir de droits sur la consommation de jouissance qui est censée faire partie de cette nouvelle identité d’être.

Identité, auto-proclamation et conversion ontologique vont de pair. La conversion identitaire devient ainsi complice de l’inversion et de la réduction impressionnante des valeurs sociales et humaines qui règnent à travers le communautarisme hyper-libéral.

Ce communautarisme, qui se passe du père mais sans s’en servir, produit des pairs virtuels selon les termes d’un néo-moralisme qui domine une fraternité fantasmatique, multiple et diffuse. Nous avons ainsi : supposées victimes contre supposées agresseurs, hyper-consommateurs des jouissances addictives versus empêcheurs de tourner en rond,  laïques fanatiques contre religieux traditionnalistes, néo-moralistes contre vieux moralistes, femmes battues versus “pervers-narcissiques” ou manipulateurs. L’important c’est partout d’identifier les victimes et les agresseurs, les innocents et les méchants, ceux qui ont des droits et ceux qui ne devraient pas en avoir.

Au fond, paradoxalement, comme chez les religieux extrémistes ou fanatiques qu’elles méprisent, les communautés d’identité, les fraternités fantasmatiques, ne font autre chose que faire perdurer l’aliénation et la manipulation mentale des populations les plus naïves.

German Arce Ross. Paris, juin 2015.

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